24.10.05

in memoriam

04.11.2005

In memoriam : Gilles Deleuze

« Silent... leges inter arma. » (Cicéron)
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« C'est en ce sens que l'amor fati ne fait qu'un avec le combat des hommes libres. » (Deleuze)
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« Oui, Deleuze aura été notre grand physicien, il aura contemplé pour nous le feu des étoiles, sondé le chaos, pris mesure de la vie inorganique, immergé nos maigres trajectoires dans l'immensité du virtuel. » (Badiou)


Il y a tout juste dix ans, le 4 novembre 1995, (ajoute 12 ans maintenant)Gilles Deleuze se défenestrait. Il avait soixante-dix ans. En 1969, après avoir mis un point final à sa thèse (publiée sous le titre de Différence et répétition), il est hospitalisé d'urgence. On le découvre tuberculeux et l'on procède à l'ablation d'un de ses poumons. Sa santé se dégrade lentement au fil des années et la fin de sa vie est placée sous la dépendance d'une machine : un respirateur artificiel.

Il est évident que la question du suicide de Gilles Deleuze reste un problème qui, de plein droit, fait partie de sa philosophie elle-même. En effet, en passant outre l'interdit spinoziste, il choisira de se retirer de la scène à l'instant de son choix : c'est bien le stoïcisme que ce philosophe vitaliste a choisi face aux forces composées qui s'appropriaient les parties extensives subsumées sous son essence de mode. Mais peut-être la question de sa dernière philosophie s'avère-t-elle, en ces termes, mal posée. Maurice de Gandillac, son directeur de thèse, ne soulignait-il pas le nietzschéisme viscéral et l'intérêt profond de son étudiant pour les doxographies de Diogène Laërce ? En effet, Deleuze, derrière chaque système philosophique, et ce, dès ses années d'études à la Sorbonne, recherchait le philosophe en tant qu'individu. Quel corps ? Quelle pensée ? Chaque philosophie est une évaluation vitale, une perspective animale, un embrayage théorique. Chaque philosophie est la théorie d'une pratique, la systématisation du mode de vie immanent d'une singularité. Oui, pour Deleuze, toute éthique est corrélative d'une ontologie. Et, en ceci, il est aussi absolument spinoziste.

Voilà donc le point secret de ses longues et patientes années dédiées à l'histoire de la philosophie. Dans ses premières monographies, Deleuze interroge non une philosophie mais un philosophe. C'est d'ailleurs ce qui explique le caractère si étrange de ces ouvrages. A la lecture, l'on a bien affaire à l'auteur tel qu'il est expliqué classiquement, mais on y perçoit comme un effet de "flou", un décalage presque inquiétant, une problématisation insituable. Mais seulement si l'on se place dans la perspective de l'histoire de la philosophie classique, discipline dont la logique d'exposition est fondée sur l'enchaînement chronologique des concepts et des systèmes. Car Deleuze, pour sa part, préfère s'attacher à un temps qu'il nomme "stratigraphique". Certes, que les philosophies se succèdent dans le temps a son importance. Néanmoins, celles-ci sont virtuellement coexistantes. Virtuellement, chaque philosophe est contemporain de tout autre, et ce même si certaines logiques s'insèrent dans celles qui l'ont précédées, même si certains concepts sont repris tels quels. Ainsi, actuellement, chaque éthique est-elle rivale de toute autre, puisque, réellement, les logiques sont en conflit non dialectique.

Précisons que, selon Deleuze, chaque philosophe digne de ce nom, c'est-à-dire chaque philosophe créateur, trace un plan sur le chaos. C'est bien dans l'affrontement de la pensée avec le chaos que naissent les concepts. Ce qui se dit aussi : les concepts doivent être créés. Ils sont datés et signés, même si, pour les philosophes postérieurs, il s'agit de les détourner de leur fonction originelle, d'en pirater les flux et les composantes. Ainsi, chaque plan, s'il inaugure une philosophie nouvelle, et même s'il s'origine dans un plan antérieur, doit s'en distinguer et s'autonomiser. Comment ? C'est du fond de l'assomption de ses problématiques propres - et même si elle ne sont pas expressément thématisées - que le philosophe a une chance de pouvoir tracer un tel plan. Et, sur le plan, une consistance nouvelle peut être donnée au chaos, grâce, entre autres, à la création de batteries de concepts connectés qui le peuplent. Pour Deleuze, le style c'est le philosophe même.

C'est d'ailleurs non loin de ce centre actif de la philosophie de Deleuze que l'attaque de Badiou cherche à puiser sa force. La variation continue, élément majeur de la philosophie et du style deleuziens, Badiou l'annexe d'un geste incisif à l'une de ses constellations ennemies : la phénoménologie. Ceci paraît ajusté mais se révèle absurde. En effet, Deleuze s'avère, en tant que spinoziste, parfaitement hostile aux philosophies du cogito. Clairement, pour lui, il n'y a pas de sujet. Toute philosophie qui concède au Moi une légitimité quelconque est frappée d'anathème. Même le cogito non thétique de Sartre - maître admiré - est rejeté. Qu'est-ce à dire ? Toute philosophie qui prétend se fonder sur la position centrale d'un ego privilégie de fait la substance au processus. Pourquoi ? Parce que c'est le triomphe de la réactivité. Il est évident que ce qui constitue les nietzschéens d'après-guerre en rhizome se révèle être en fait l'assimilation de la révolution copernicienne de Kant à une réaction. Faire orbiter l'objet autour du sujet change l'ordre, pas les places. Le Moi, le Monde et Dieu, s'ils sont des illusions transcendantales de la raison pure théorique, restent des idéaux régulateurs et, en tant que noumènes (objets de pensée et non de connaissance), retrouvent chez Kant toute leur pertinence au sein de la raison pratique. La révolution nietzschéenne, au contraire, est désorbitation. La pensée asubjective devient un astre errant dont seules les variations de vitesse permettent l'auto-gravitation.

Ainsi, Badiou décrit-il comme appareil phénoménologique virtuose les créations conceptuelles de Deleuze. Sa philosophie, et notamment lorsqu'elle se machine avec celle de Guattari, en serait finalement le lieu monotone et répété. Mais on ne saurait être plus mauvais lecteur de Deleuze. Oui, "mauvais" lecteur. Car il faut se garder d'invoquer ici une quelconque falsification perpétrée par Badiou à l'endroit de Deleuze. En effet - et Badiou, matois, sait le rappeler avec force aux deleuziens orthodoxes - pour un nietzschéen, la distinction du vrai d'avec le faux ne saurait être un argument opposable. De fait, Deleuze a toujours privilégié explicitement la problématique de la bêtise à celle de l'erreur, c'est-à-dire celle du sens à celle de la vérité. C'est un corollaire de la destitution de la substance au profit du processus. L'une de ses conséquences est l'absolu rejet du sujet fondateur, c'est-à-dire, on l'a vu, de tout cogito, qu'il soit cartésien ou même kantien, ainsi que de toute analytique du Dasein. Sa lutte première contre la bêtise s'avère naturellement non un anti-humanisme à la manière heideggerienne - qui concède encore trop à son opposé, ne serait-ce que pour, hegeliennement, se situer - mais un inhumanisme strict. A ce stade, Artaud est évidemment convoqué comme schizophrène, id est praticien de la théorie. Car c'est bien cela qui intéresse tant Deleuze dans la schizophrénie : les intensités y sont consommées directement. La pensée s'y articule au corps comme l'avers au revers. Dans ce machinisme intensif, le théâtre de la cruauté révèle les usines de l'inconscient. La présentation se présente dans sa pureté, sans la médiation de la représentation ; à l'identification et la récognition se substitue l'incarnation.

En effet, la vérité et l'erreur - instances de la récognition - ne sont que le résultat de l'adéquation ou non d'un cas à une règle. Mais, quant à lui, le problème de la bêtise (et donc du remarquable, de l'intéressant, du singulier) est transcendantal. C'est la règle elle-même et sa légitimité qui y sont non seulement interrogées, mais aussi expérimentées. La morale, solidaire des substantialismes du Même, est abandonnée pour constituer une éthique comme science expérimentale et processuelle. Deleuze, à la manière de William James et des pragmatistes anglo-saxons, propose donc un empirisme transcendantal qu'il s'agit de prolonger en cartographie des intensités conçue comme patchwork et immunité non diplomatique.

Le constat est clair : le donné est construit. Aucune "opinion originaire". Aucune Urdoxa à la manière phénoménologique. La philosophie deleuzienne n'est pas une phénoménologie, c'est une philosophie. Le stratagème badiousien est contrecarré. Car Deleuze est bien spinoziste. Philosophe sans cogito, il est consécutivement philosophe du concept, c'est-à-dire philosophe paradoxal. En ceci, il est philosophe de la liberté intégrale, c'est-à-dire de la nécessité absolue et de la puissance. Ici, le stoïcien et le spinoziste, cohérents et conséquents, c'est-à-dire éthiciens, font un. Oui, Deleuze, ce contemporain considérable, s'insère ainsi dans la lignée souterraine et volcanique des rares philosophes irréductibles à l'histoire de la philosophie. Une vie.

Voilà pourquoi il n'y a que le nomade, celui qui franchit les frontières, celui qui distribue et se distribue dans un espace, qui, parce qu'il est multiple, consiste et sait donc ne pas être partagé. On appellera mat du nomade, ce mat par l'intuition réussi par le disciple riemannien de Bergson contre Badiou, l'ex lacanien maoïste. La prééminence du nomothète sur le juge est en effet celle de ce qui constitue sur ce qui est constitué. Cette distinction n'est pas dialectique, elle est éthique. C'est absolument que la joie diffère de la tristesse. Celui qui donne la règle est libre. Celui qui donne selon la règle n'est libre que par la médiation et de la règle qui constitue et de la servitude à la règle qu'il institue. L'issue ? A la chaude cruauté du théâtre prônée par Artaud, poser son hétérologue : la froideur de Masoch qui, aparallèle et hétérogène au sadisme, instaure un suspens de la loi d'institution, grâce au contrat. Ce qui sténographie ceci : le plaisir est jalon du désir qui ne manque de rien puisque, selon l'axiome classique et l'héritage parménidien (c'est-à-dire pré-anti-platonicien), le néant n'a pas de propriétés.

Concluons. La transcendance existe bel et bien, mais en tant que dénaturation de l'immanence pure, dont la fréquence donne l'exacte mesure de la rareté concédée à l'événement par Badiou. Ce dernier demande : quel infini ? quelle multiplicité ? Mais Deleuze a déjà répondu : non l'Un-Tout, comme l'insinue le maître mathématique de la rue d'Ulm, mais une multiplicité, le tout comme "lien paradoxal", comme "éclair".