4.8.08

Jean Ristat : entretien avec Gilles Deleuze (France-Culture, 2 juillet 1970.)

- Article paru le 28 février 2006


Jean Ristat. L’auteur de ce livre, Louis Wolfson, s’appelle « l’étudiant de langue schizophrénique », « l’étudiant malade mentalement », « l’étudiant d’idiome dément ». Je crois que ces quelques expressions suffisent à mettre le lecteur du Schizo et les langues dans une situation d’étrangeté à la fois par la douleur, le tragique et l’humour qui traversent ce livre. Wolfson est américain, et il écrit en français. Mais il refuse sa langue maternelle, et il emploie un procédé linguistique dont vous dites dans votre préface, Gilles Deleuze, qu’il présente des analogies frappantes avec le célèbre procédé lui-même schizophrénique du poète Raymond Roussel. Analogie, mais aussi une différence. Et toute la question me semble-t-il est là : Wolfson n’écrit pas une oeuvre littéraire et pourtant, dire cela nous autorise t-il à considérer son livre comme un ouvrage de malade mental ? Alors, tout d’abord, voulez-vous nous expliquer son procédé ?

Gilles Deleuze. Le procédé en effet est très frappant. Il faudrait même, peut-être, pour mieux comprendre une telle situation mettre en parallèle deux mouvements. Un mouvement qui serait le processus de la maladie même, et un mouvement qui serait le procédé par lequel le sujet réagit à ce processus pathologique. Le procédé lui-même peut être de nature littéraire, esthétique, artistique. Or, si l’on envisage Wolfson, le cas Wolfson, il est certain que son procédé peut être rapproché de procédés qui furent utilisés dans les langages ésotériques ou les langages de type secret de la littérature. Prenons un exemple simple. La mère de Wolfson, qui est américaine, ou du moins qui parle anglais, lui dit la phrase simple suivante : « Ne trébuche pas sur le fil » (à propos d’un fil électrique qui traverse la pièce). Don’t trip over the wire. Le problème de Wolfson, mais sans doute est-ce que déjà la position d’un tel problème implique une longue expérience, une longue fréquentation de sa propre maladie, une longue recherche, le problème du procédé de Wolfson consiste en ceci : si l’on assigne comme processus pathologique dont Wolfson souffre, le caractère insupportable que la langue maternelle et sa mère ont pour lui (il ne supporte pas d’entendre sa mère, et d’entendre sa mère parler anglais). Si c’est bien là que consiste dans le cas qui nous occupe le processus pathologique, le procédé inventé par Wolfson est d’immédiatement dissoudre la langue maternelle. Il faudra qu’à chaque mot anglais correspondent des mots d’une autre langue qui vont ressembler aux mots anglais à la fois par le sens et le son, et qui vont pouvoir immédiatement remplacer les mots anglais que Wolfson juge insupportables. Ainsi Do not va être transformé en un terme allemand Du nicht, trip va être transformé en tréb-, préfixe français de trébucher, over va devenir ùber, thé va devenir les éléments hébreux [et é], wire va devenir Zwirn. Et toute la phrase, l’ensemble de la phrase anglaise, va être immédiatement convertie, et bien plus que convertie, va être annulée, supprimée, recouverte par un équivalent issu de toutes les langues et empruntant ses éléments à toutes les langues à la fois.

Jean Ristat. II y a là une analogie évidente avec le procédé de Raymond Roussel, et malgré tout une différence puisque Raymond Roussel écrit une oeuvre littéraire, ce qui n’est pas le cas de Wolfson puisqu’on peut considérer que son procédé linguistique est un moyen de défense.

Gilles Deleuze. Son procédé linguistique est un moyen de défense sans doute, vous avez tout à fait raison, parce qu’il laisse à l’extérieur, si indéterminé qu’il soit, le processus auquel il réagit, c’est-à-dire le processus proprement schizophrénique. La différence, la frontière, entre une oeuvre proprement littéraire et un procédé pathologique, un procédé maladif, ne vient sûrement pas de la différence peu fondée entre normal et pas normal, normal et anormal. Peut-être la différence reposerait-elle beaucoup plus sur ceci que dans une oeuvre littéraire, il n’y a pas seulement un procédé de défense, mais il y a comme une espèce, non pas compréhension, non pas traduction, mais une espèce de reprise dans l’oeuvre esthétique elle-même du processus, du processus général auquel le procédé répond. Tandis que, dans le cas de Wolfson, le processus comme processus de la folie reste extérieur au procédé lui-même comme réaction de défense à cette folie.

Jean Ristat. Oui, il ne peut s’agir pour lui que de se saisir du dehors sous une espèce anonyme et de rapporter exactement ce qu’il fait. Ce n’est donc pas l’exposé d’un délire qui nous est donné ici.

Gilles Deleuze. Ce n’est pas l’exposé d’un délire. C’est l’exposé d’un système de comportements, d’actions, d’un système d’occupations, mais qui précisément en vertu de ses caractères schizophréniques ne peut pas avoir un sujet personnel. Je veux dire qu’il y a à proprement parler un impersonnel schizophrénique, ce qui ne veut pas dire du tout un indifférencié. Ce qui ne veut pas dire du tout que le sujet serait simplement anonyme, serait indéterminé mais ce qui signifie plutôt que le sujet de toutes ces activités s’appréhende lui-même comme une instance impersonnelle qui à chaque instant entre dans des disjonctions. Par exemple, être homme et femme à la fois, être petit et grand à la fois. À chaque instant, si vous voulez, un sujet impersonnel s’engage dans des branches, divergentes, dans des directions disjointes, et il est des deux côtés à la fois.

Jean Ristat. Sur ce problème de la disjonction schizophrénique, je crois qu’il y a des passages tout à fait extraordinaires du livre où Wolfson se décrit, sa radio à ses côtés, les doigts prêts à boucher ses oreilles, ou bien, je cite ici votre phrase : « un seul doigt, l’autre oreille étant remplie par l’écouteur de la radio, la main libre pouvant alors servir à tenir et à feuilleter le livre étranger ».

Gilles Deleuze. C’est cela, c’est cela ! C’est aussi ce genre de très longue disjonction où un même sujet saisi ou posé comme impersonnel est de tous les côtés à la fois, c’est cela par exemple que l’on retrouve constamment dans les romans de Beckett. Je pense à un autre cas très impressionnant de schizophrénie : le sujet établissait de très longs comptes, de très longues litanies, il y avait un côté femme un côté homme, et à chaque instant il se mettait des deux côtés à la fois comme s’il survolait dans une espèce de bond indivisible les deux branches de la disjonction. Il avait comme contracté l’expression « matricule » et d’un côté, le côté gauche féminin, il écrivait Ricu la sultane pour se désigner lui-même en tant que femme, de l’autre côté Ricu le sultan pour se désigner en tant qu’homme. Il me semble qu’appartient à l’expérience schizophrénique cette espèce de disjonction, et la raison pour laquelle elle y appartient peut-être nous ferait mieux comprendre ce qu’est cette instance impersonnelle de la schizophrénie. Je veux dire que le schizophrène, à un pôle de son expérience au moins se vit réellement comme une sorte de corps plein, opaque, yeux fermés, nez fermé, bouche fermée, un corps catatonique.

Jean Ristat. Ce corps plein, ce corps opaque s’oppose, si je comprends bien, aux objets partiels. Et c’est sur cette question des objets partiels que j’aimerais que nous venions maintenant, cela peut-être par le détour du problème de la nourriture. Parce que c’est un problème qui est lié à celui des mots maternels et des aliments souillés. Il y a des passages où Wolfson décrit la véritable boulimie qui s’empare de lui à certains moments. Alors vous posez une équation que je vais me permettre de citer et je vous demanderai de l’expliciter : « mots maternels sur langues étrangères = nourriture sur structure atomique-vie sur savoir ». Les numérateurs sont partiels. Ils sont, dites-vous, rebelles à la symbolisation. Ces objets partiels, est-ce par exemple un sein, considéré comme morceau d’un corps éclaté, ou bien est-ce un morceau de sein ?

Gilles Deleuze. Sans doute les deux à la fois. Peut-être faut-il ramener là encore l’expérience schizophrénique à ces deux pôles. Si vous m’accordez d’un côté ce pôle du corps plein, opaque et fermé, étroitement fermé, il n’en reste pas moins que ce corps n’est pas indifférencié comme tel. Ce corps catatonique ne doit pas être pris pour un corps simplement indifférencié, parce que tout se passe comme si sur ce corps, sur ce corps opaque, sur ce corps sans organes s’accrochait en tintant, pas du tout en épousant ou en s’ajustant dans ce corps, mais vraiment posé sur, les organes comme autant d’objets partiels. À la fois ce corps sans organes, puis un peu comme des médailles sur un maillot, il y a les organes dispersés, les organes disjoints. Et ces organes disjoints dans l’expérience schizophrénique, accrochés sur le corps plein sans organes forment, il me semble, comme autant de lignes de disjonction. Et alors, il est bien forcé qu’en tant qu’habitant son corps plein opaque, le schizophrène se vive, au niveau des objets partiels accrochés sur ce corps comme étant dans toutes les directions de la disjonction. Par exemple, prenons la bouche comme objet partiel : la bouche est comme accrochée sur ce corps plein, et en elle-même elle est disjointe. Je veux dire qu’elle est à la fois comme une petite machine à avaler l’air, une petite machine à retenir et à absorber les aliments, une petite machine à vomir. Et ctout cela, notamment, que l’on rencontre dans tous les cas d’anorexie liés à la schizophrénie ; tout cela fonctionne ensemble, se court-circuite dans des séries de disjonctions constantes. Or, l’aspect anorexique et aussi bien l’aspect boulimique de Wolfson apparaissent nettement. Tout cela, il me semble, ne peut se comprendre qu’à partir d’une expérience schizophrénique qui maintient à la fois les objets partiels sur le corps opaque et le corps opaque comme corps sans organes.

Jean Ristat. Pour terminer, je voudrais vous demander ce que veut dire cette phrase : « le langage tout entier est une histoire de sexe et d’amour ». Qu’est-ce qui caractérise donc le langage psychotique et par là la sexualité du psychotique ?

Gilles Deleuze. Peut-être faudrait-il insister sur ceci : de plus en plus, la psychiatrie renonce à ce qu’il y ait une entité schizophrénique. Il faudrait peut-être plutôt dire que les processus schizophréniques, qui d’ailleurs ne nous appartiennent pas, sont aussi bien des processus sociaux, des processus collectifs, des processus historiques, et que ces processus schizophréniques à tel endroit, à tel moment, produisent un individu que l’on nommera plus ou moins arbitrairement un schizophrène. Je crois que le problème de la schizophrénie ne pourra être bien posé que si l’on renonce tout à fait à l’idée d’une entité maladive qui s’appellerait la schizophrénie. Il faut considèrer le schizophrène à la fois comme produit naturellement et historiquement par un processus qui lui seul mérite le nom de schizophrénie.

(1) Louis Wolfson, le Schizo et les Langues.

Paris, Gallimard, 1970. Reprise révisée dans Critique

et Clinique. Paris, Éditions de Minuit, 1993.

Cette transcription, due à l’obligeance de Nicolas Mouton, garde le caractère parlé de l’entretien enregistré

pour l’émission de France-Culture, les Idées et l’Histoire.