On peut imaginer un chaos plein de potentiels : comment mettre en rapport les potentiels? Je ne sais plus dans quelle discipline vaguement scientifique, on a un terme qui m'avait tellement plu, que j'en ai tiré partie dans un livre, où ils expliquaient qu'entre deux potentiels se passait un phénomène qu'ils définissaient par l'idée d'un sombre précurseur. « Le précurseur sombre », c'est ce qui mettait en rapport des potentiels différents. Et une fois qu'il y avait le trajet du sombre précurseur, les deux potentiels étaient comme en état de réaction. Et, entre les deux, fulgurait l'événement visible : l'éclair. Il y avait le précurseur sombre et puis l'éclair. C'est comme ça que le monde naît. Il y a toujours un précurseur sombre que personne ne voit et puis l'éclair qui illumine. C'est ça le monde. Ça devrait être ça la pensée. Ça doit être ça la philosophie. C'est ça aussi la sagesse du Zen. Le sage, c'est le précurseur sombre et puis le coup de bâton - puisque le maître Zen passe son temps à distribuer des coups de bâton - c'est l'éclair qui fait voir les choses. ».
Gilles Deleuze, « Z comme Zigzag », dans L'Abécédaire de Gilles Deleuze avec Claire Parnet
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Claire Parnet, amie et «questionneuse» de Deleuze, raconte le tournage. L'Abécédaire de Gilles Deleuze---------------------.
LEFORT Gérard
est devenue une des rares amies de Gilles Deleuze. A ce titre, elle fut en 1977 le coauteur de Dialogues, puis en 1988 la «pourparleuse» de l'Abécédaire qui fut diffusé sur Arte l'an passé. Elle fut également à l'origine de l'Autre Journal de Michel Butel et, aujourd'hui, elle est la rédactrice en chef de l'émission l'Hebdo de Michel Field, sur Canal +. A l'occasion de l'édition en cassettes vidéo de l'Abécédaire, Claire Parnet, vive, belle et drôle, s'est exceptionnellement adonnée à un entretien.
Que diriez-vous de vous telle que vous apparaissez dans «l'Abécédaire»? Un reflet furtif dans un miroir?
ça me conviendrait à peu près. Mais cette question de ma présence discrète rebondit sur la question de mon rapport avec Gilles Deleuze. «Rapport» est un mot affreux, il y a sûrement mieux" «Qui t'es toi?» Je dirais: «une amie de Gilles». En précisant qu'on peut être amis et pas si proches pour autant. Mais cette base d'amitié est fondamentale parce que indiscutable. Si on ne rediscute pas de cette base, dès lors on peut discuter de tout. Comme on peut discuter en faisant autre chose: jouer à la belote, par exemple.
«L'Abécédaire» est une discussion?
Là encore, il y a des mots qui font mieux l'affaire. Disons: intercession.
Moi ou Félix Guattari, nous fûmes des intercesseurs pour Gilles.
L'Abécédaire n'est pas une interview, une conversation ou un échange.
Laissons ça à la télé, qui n'arrête pas d'inventer du médiateur ou de l'intermédiaire, tous ces petits maîtres de la vérité qui prolifèrent dans ces fameux débats qui, de ce fait, n'en sont pas.
L'intercession, c'est la capture, une double capture en l'occurrence, qui n'a rien à voir avec une communion des esprits ou je ne sais quoi. L'effet escompté, et je crois obtenu, ce n'est pas que Gilles Deleuze en personne réponde aux questions de Claire Parnet, autre personne, mais qu'il y ait de l'interférence, et surtout une interférence entre l'oeuvre et la vie de Gilles, qui ne consistait pas pour lui à raconter sa vie
Comment avez-vous travaillé?
J'ai donné à Gilles les lettres et les noms qui allaient avec.
Après, il s'est mis au travail, énormément comme d'habitude.
Ce n'étaient pas des notes mais de véritables textes. Ensuite, nous avons filmé en plusieurs fois, de l'hiver 1988 au printemps 1989.
Ces enregistrements n'étaient pas destinés à être diffusés.
C'était l'accord avec le réalisateur Pierre-André Boutang. L'Abécédaire devait être posthume.
Ultérieurement, Boutang l'a convaincu que ce serait bien que ça passe sur Arte dans son magazine Metropolis, en feuilleton.
ça convenait à Gilles qui pensait que la philosophie doit être comme un bon roman policier, c'est-à-dire une brasserie de concepts qui ne répond pas à tout et qui ne résoud pas forcément les énigmes.
Avez-vous discuté du cadre, de la manière de filmer «l'Abécédaire»?
Deleuze avait dit à Boutang en se marrant: «Je suis une pure archive du XXe siècle.»
Le cadre en découlait: un seul plan fixe et stabilisé, puisqu'il s'agissait de filmer une pensée tout à fait capable de créer par elle-même un automouvement de l'image.
Chaque lettre a un automouvement, perceptible dans le fait que Gilles est parfois fatigué au début et puis, soudain, il s'agace, s'exaspère, se réveille, ça prend de la vitesse. Voilà, ça a été filmé à la va-comme-je-te-pense.
Allumez la loupiote et allez hop! tout d'un coup" Voilà le sens de ma présence: je dois avoir un devenir loupiote.
Votre rôle a-t-il aussi consisté à l'agacer?
En partie, oui.
Déjà la posture de la questionneuse n'est pas terrible,
on a toujours l'air un peu idiote, surtout quand on pose des questions dont on feint de ne pas connaître du tout la réponse.
Certaines de mes questions étaient assez crétines quand elles s'embarquaient ainsi dans le domaine de l'interrogation. Mais je voulais ainsi le pousser pour qu'il ne passe pas trop tôt à autre chose. Par exemple, quand je viens le chercher sur Wittgenstein ou les analystes et qu'il s'énerve.
Deleuze a-t-il regardé «l'Abécédaire»?
Oui, mais il n'aimait pas trop se voir, ce qui est toujours un bon signe. Il était content que ça existe de son vivant, dans ce fameux désert de la pensée qui assécha la fin des années 80 et où, aujourd'hui encore, pérorent quelques fameux connards.
Cela dit, il ne considérait pas que l'Abécédaire faisait partie de son oeuvre.
L'oeuvre, pour Gilles, relevait de l'écrit.
Que serait donc le Deleuze parlé?
Il appartenait à une belle génération de grands professeurs de philosophie, dont certains furent ses maîtres, comme Alquié, Hyppolite, ou encore Jean Wahl ou Canguilhem. Lui aussi a cette puissance de faire parler ses idées, un style sonore qui n'a rien à voir avec la sale affaire dite de la «petite musique intérieure».
Ce qu'on pourrait appeler son charme?
Gilles était en effet un charmeur, c'est-à-dire une solitude extrêmement peuplée de tout le monde, le contraire du narcisse ou du beau parleur.
C'était son idée de l'Abécédaire: partir de son savoir de philosophe pour faire des images de télé et pas l'inverse. Que ça tombe ainsi dans le domaine public, que des gens qui doivent le rencontrer le rencontrent, et se disent en le voyant: tiens, voilà quelqu'un qui ne prend pas comme allant de soi ce qu'on entend d'ordinaire comme allant de soi.
Et puis aussi: c'est donc ça la philosophie? Quelque chose qui ne va pas de soi? Et puis encore: qu'est-ce que c'est que cette fission entre l'anecdote et la pensée, cette façon de penser en ricochets et bifurcations?
C'est donc que la philo n'est pas un truc abstrait comme la morale? C'est donc que la philosophie est une expérience en actes, un work in progress? Le programme philosophique de Gilles était celui de Nietzsche: la philosophie sert à nuire à la bêtise.
Deleuze n'insiste pas sur ceux qu'il avait attaqués, les «nouveaux philosophes» et leur descendance?
Deleuze n'avait pas d'ennemis quand il pensait. La pensée est même indigne de tels ressentiments. A propos de tous ces experts qui à longueur de média se vivent comme des passeurs stars entre le public et les idées, Gilles disait, avec sa politesse redoutable: c'est pas grave, pas le temps, c'est leur faire trop d'honneur que de seulement les considérer. Il savait être glacial avec les emmerdeurs.
Par contre, il avait identifié que le mouvement de fond de la communication obligatoire est autrement menaçant, en tant qu'il impose une non-pensée comme grille de lecture sur tout.
Deleuze regardait la télé?__________this last part is hilarious!
Beaucoup. Après avoir travaillé, le sport surtout, le tennis, et aussi, je me souviens, Aujourd'hui madame. Un jour, il me téléphone: «Vite, regarde, il y a une dame dont le mari est insomniaque et une autre, c'est bien plus formidable, qui est hyperinsomniaque.» Je ne veux pas dire que ça lui servait à penser, ce n'était pas non plus de l'ironie. Mais qu'est ce qu'on a rigolé avec ça".
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