28.12.09

Il a pressenti ....

Il a pressenti la domination du visuel



Claire Parnet et Richard Pinhas, coréalisateurs du coffret-Libération 14 Juin 2006|
and reupublished at Multitudes july 2006 of the same year.



Mise en ligne le jeudi 15 juin 2006
Claire Parnet, interlocutrice privilégiée de Gilles Deleuze (cf. le volume Pourparlers et le DVD l’Abécédaire), et Richard Pinhas, musicien expérimental, fondateur du site www.webdeleuze.com, sont coresponsables de ce Gilles Deleuze, cinéma.
http://www.liberation.fr/page.php ?Article=389980
D’où proviennent ces enregistrements ?
Richard Pinhas . La cassette audio est inventée dans les années 70. Moi, je suis musicien, j’ai un magnéto et quand je commence à suivre les cours de Deleuze, je décide de les enregistrer, pour mon plaisir. J’ai suivi tous les cours de Deleuze et je possède donc un fonds énorme de cassettes, qui couvrent plus de dix ans d’enseignement. Le cours sur le cinéma a duré trois années, à raison de deux heures et demi de cours par semaine, six mois par an.
Qui assiste à ces cours ?
R.P. Un tiers d’étudiants de philosophie, un tiers d’agitateurs qu’on appelait les « happenings », un tiers d’étrangers de passage, et un tiers, si on peut dire, d’artistes de toutes provenances : des peintres, des cinéastes...
Claire Parnet. Une bonne moitié de l’auditoire n’est pas universitaire. Les cours ne se déroulent pas en amphithéâtre parce que Gilles ne voulait pas. On est donc dans des baraquements jouxtant une autoroute. Il y a un combat du professeur magistral avec le bruit ambiant.
Comment avez-vous procédé pour aboutir à ces six CD ?
R.P. Les deux premières fois qu’on a fait des CD à partir de ces enregistrements, des cours sur Leibnitz et Spinoza, c’était relativement simple parce qu’il s’agissait de conférences que l’on pouvait donner quasi intégralement. Cette fois, c’était plus difficile parce qu’il fallait faire une synthèse, procéder par prélèvements et coupes dans des archives de 400 heures.
C.P. Au début, Deleuze a une idée du temps bergsonien qu’il pense pouvoir analyser beaucoup plus rapidement que ce qu’il va devoir faire en définitive. Comme il expérimente son cours et sa pensée dans un même mouvement, il réalise à quel point il s’est lancé dans une entreprise de longue haleine. Il y a des moments où on sent qu’il perd courage. Il fallait essayer de donner une vision cohérente de ces trois années sur la pensée-cinéma. On a gardé le premier cours dans son intégralité dans lequel il explique son projet. Le deuxième cours sur les trois types d’images est monté, en abandonnant des pans entiers de développement plutôt hard philosophiquement sur Kant ou Whitehead ou Pierce.

Le troisième cours explique la transformation du cinéma d’action à un cinéma de perception pure et on a privilégié des approches par cinéastes, notamment le long passage sur Visconti.
Outre ces coupes, avez-vous dû retravailler le son ?
R.P. Soit on rendait un son parfait et on perdait le timbre de Deleuze qui est à la fois très froid et aussi chaleureux, électrique, abrasif.

Un timbre très particulier. Les moyens techniques permettent aujourd’hui de gommer le souffle, les bruits mais au prix d’une disparition des couleurs vocales de Deleuze, avec cette voix carrément hypnotique.
C.P. Il sait très bien jouer sur l’auditoire de modulations de timbre, parfois la voix est haut perchée puis elle devient grave.

Il n’était jamais interrompu pendant le cours, on lui passait des questions à la fin, sur lesquelles il pouvait revenir le cours suivant.
On sent aussi dans ces enregistrements les moments où sa pensée se fatigue. Il patauge et subitement il dit quelque chose qui le réveille et alors ça part très loin.
Il disait toujours que pour intéresser un public, il fallait qu’il se surprenne lui-même, il ne pouvait pas se contenter de lire des notes ou de répéter des notions déjà écrites dans les livres.

Les livres sont toujours postérieurs au travail effectué en cours.
Pourquoi décide-t-il en 1981 de se lancer dans cette conceptualisation sur le cinéma ?
C.P. On entre avec les années 80 dans les années de plomb de la philosophie, avec l’émergence de moralistes tels qu’André Compte-Sponville ou Luc Ferry, qui marquent un retour à la vieille philosophie, avec les interrogations ancestrales sur la morale, le beau, etc.

Deleuze cherchait donc à se tourner vers un objet nouveau et relativement peu pensé.
Deleuze n’était pas un cinéphile, le cinéma l’avait frappé enfant à travers des films populaires, des westerns. La philosophie l’a accaparé et il ne passait pas son temps à la cinémathèque.

Ce n’était pas sa culture, mais quand il a commencé à travailler sur le sujet, il a vu beaucoup de films et il adorait Visconti. Godard aussi a été un choc.
Il y a aussi cette idée que le cinéma est déjà en phase terminale et les développements sur le monde aristocratique chez Visconti sont les plus lyriques, comme si Deleuze sentait qu’il vivait lui aussi à la fin d’une époque...
C.P. Quand il fait son long et magnifique passage sur Visconti et l’aristocratie, il y a une espèce d’adéquation absolue.

Deleuze pense à ce moment-là que le cinéma n’est peut-être pas mort puisqu’il se diffuse et se multiplie partout dans un univers d’écrans, mais qu’il faut se presser pour sauver ce qu’il contient encore de pensée.

On entre dans un monde de communication, le cinéma et la philosophie peuvent passer du côté de la communication, ce qui le rend fou de rage. C’était aussi l’époque où il discutait souvent avec Daney.

Deleuze est visionnaire, il sent qu’une révolution est en cours qui est la domination du visuel.
R.P. Il a dit très clairement que quand le cinéma allait se donner les moyens du montage virtuel, on entrerait dans le fascisme, texto. Quand on se met à manipuler les images sans limites, il y a danger. Et c’est Deleuze, grand penseur pourtant du virtuel, qui met en garde contre certaines dérives technologiques.
Vous allez continuer ces éditions de CD ?
R.P. En 2000, on frappé à la porte d’une une dizaine d’éditeurs et aucun n’était intéressé. Gallimard était sur le point d’arrêter la collection « A voix haute ». Ils se sont dits partants pour un CD Deleuze mais qu’il faudrait en vendre au moins 5000 exemplaires pour espérer continuer. Le Deleuze sur « Spinoza, immortalité et éternité » s’est écoulé en un an et demi à 17 000 exemplaires.

Du coup, on a sorti le Leibniz (« Ame et damnation ») et on pourrait faire des CD avec les cours sur « L’anti-oedipe » ou « Qu’est-ce que la philosophie ? », mais rien n’est programmé pour l’instant.
C.P. Il existe des cours préparatoires au livre Mille Plateaux qui sont de véritables splendeurs, avec des développements de sa pensée politique qui sont d’une actualité fabuleuse. Il faut espérer qu’on aura la chance de les éditer.






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